PAR FRANÇOIS BONNET
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 5 OCTOBRE 2013
C’est une aimable conversation. Ce dimanche 2
décembre 2012, deux hommes parlent longuement.
Il est question de corruption, de fraudes électorales,
de renversement de régime, de services secrets, de
commissions de millions de dollars pour des enjeux
miniers qui pèsent, eux, des milliards de dollars. Le
pays cible ? La Guinée, présidée depuis novembre
2010 par Alpha Condé, un eldorado inexploité où
s’accumulent quelques-uns des plus grands gisements
de la planète, uranium, diamants, bauxite,
minerai
de fer (lire également sous l’onglet Prolonger de cet
article).
La rencontre se tient en Floride, au 166 Palm Avenue,
Miami Beach, dans une extravagante propriété aux
airs de palais italien, aujourd’hui mise en vente pour
16,5 millions de dollars. La conversation est précise
mais reste amicale, avenante, à l’image de la luxueuse
propriété dont on peut avoir un aperçu ci-dessous.
Dans les moments de détente, on parle aussi femmes
et voitures de luxe : Bentley, Lamborghini, Rolls. «
J’attends d’ailleurs le dernier modèle », dit l’un.
166 Palm Avenue, sur Palm Island, Miami.
• Pour plus de renseignements sur cette maison,visite
vidéo guidée ici.
L’hôte des lieux, en ce début décembre 2012, s’appelle
Samuel Mebiame. Fils d’un ancien premier ministre
de feu le dictateur du Gabon Omar Bongo, Samuel
Mebiame a la double nationalité franco-gabonaise. Il
a construit une solide fortune en faisant prospérer
le business familial mais en travaillant surtout pour
quelques grandes compagnies pétrolières et minières
sud-africaines. Son job ? Lobbyiste, entremetteur,
monteur de contrats en travaillant un solide réseau de
décideurs africains, du président sud-africain Zuma
au président du Niger, en passant par la Guinée, la
Guinée-Équatoriale, la Centrafrique, le Tchad et le
Gabon, où « mon frère d’enfance, parce que nos papas
ont travaillé ensemble », Ali Bongo, a pris le relais
d’Omar.
Le deuxième homme avec qui Samuel Mebiame vient
de prendre un brunch dans un restaurant huppé de
Miami Beach avant de le conduire dans sa propriété
s’appelle Mahmoud Thiam. Lui a été ministre des
mines de Guinée-Conakry en 2009 et 2010 avant de
repartir pour New York. Sa société de conseil, Thiam
and Co, est aujourd’hui installée dans de luxueux
bureaux sur l’une des avenues les plus chères de
Manhattan, Madison Avenue.
Mahmoud Thiam. © (dr)
« Qu’appelez-vous fortune ? » répond-il à Mediapart
quand nous l’interrogeons pour savoir s’il faut compter
en dizaines ou en centaines de millions de dollars
pour évaluer sa richesse. Car avant d’être ministre,
Mahmoud Thiam fut banquier d’affaires à Merril
Lynch avant d’effectuer un transfert spectaculaire pour
UBS. « Oui, j’ai gagné beaucoup d’argent quand je
suis passé avec mon équipe à UBS. Pour vous donner
une idée, ma secrétaire a touché 500 000 dollars pour
ce transfert. Cet argent me rend libre, je n’ai pas
besoin de pots-de-vin, moi, contrairement à ce que dit
le clan Condé qui veut me salir», insiste-t-il.
Alpha Condé, président de la Guinée, voilà l’unique
objet du ressentiment des deux hommes. C’est pour lui
et pour s’en débarrasser qu’ils se retrouvent ce jour à
Miami Beach. C’est leur première rencontre. Elle va
durer plus de trois heures mais la cordialité affichée
cache un premier piège de taille : l’intégralité de leurs
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échanges va être enregistrée. Mediapart s’est procuré la
totalité de cet enregistrement et l’a authentifié (il est à
écouter intégralement sous l’onglet Prolonger de cet
article).
Soros, Blair, Kouchner, Condé
Plusieurs éléments laissent penser que Mahmoud
Thiam est l’auteur de cet enregistrement. Ses
déplacements, jusque dans les toilettes, sont
clairement audibles. Mais l’ancien ministre s’en défend
ardemment. Car, si c’est bien lui, n’aurait-il pas dû
aussitôt saisir la police américaine des possibles délits
ainsi révélés et discutés à Miami ? « Ce n’est pas
moi, nous avons été piégés, regardez plutôt du côté
des sociétés d’espionnage mandatées par Condé et
George Soros, DLA Piperpar exemple, qui ne cessent
de vouloir me salir », assure-t-il à Mediapart.
Et voilà le financier milliardaire et philanthrope
George Soros ciblé à son tour. Pour son soutien
massif à Alpha Condé depuis son élection. Pour
son implication dans les troubles batailles des
concessions minières guinéennes. Soros, tout comme
Tony Blair, autre soutien de Condé, fait valoir une
tout autre version. Pour aider au progrès de la bonne
gouvernance en Afrique, oui, il soutient Alpha Condé,
président issu des premières élections reconnues
comme libres et sincères par les organisations
internationales depuis l’indépendance du pays en 1958.
Alpha Condé. © (Reuters)
Après cinquante ans de dictature, de régimes
autoritaires, de juntes militaires et de scrutins
massivement truqués sur fond de violences, la Guinée
a fait un pas vers la démocratie avec l’élection de
Condé. Soros a alors mis ses équipes d’experts,
d’avocats internationaux, de détectives à la disposition
de cet homme ayant vécu la plupart de sa vie en
exil en France, proche de la gauche française et de
l’Internationale socialiste, ami de lycée de Bernard
Kouchner. Objectif fixé par Soros et Condé aussitôt
élu : revoir le code minier guinéen, réexaminer les
concessions délivrées par les régimes précédents,
enquêter sur des contrats de concessions ayant donné
lieu à des corruptions de décideurs.
Mahmoud Thiam, ancien ministre des mines dont
Alpha Condé se débarrasse en 2010, est donc dans
le viseur des équipes de Soros. Comme du FBI à
New York (ce sera à lire dans le deuxième volet de
cette enquête). Le voici accusé de deals louches, de
valises d’argent réceptionnées, d’amitiés corruptrices
avec quelques géants miniers. Mais l’ancien banquier
d’affaires est déterminé à se défendre. Et cet
enregistrement, qui ne serait pas son oeuvre, viendrait
en fait le servir, veut-il croire. « Personne n’aime voir
volées ses conversations privées, dit-il à Mediapart,
mais au bout du compte, je n’ai rien à me reprocher.
Dans ce que je dis ce jour-là à Mebiame, rien n’est
embarrassant pour moi. »
En est-il si sûr ? À Samuel Mebiame, Mahmoud
Thiam raconte les raisons de sa rupture avec Alpha
Condé et la « guerre ouverte » désormais engagée.
« Condé trahit systématiquement tous ceux qui l’ont
aidé. Je l’ai aidé entre les deux tours, à deux reprises,
je lui ai fait livrer 3 ou 4 millions de dollars (…)
C’est une nature mesquine, vindicative, agressive. Ce
bonhomme, il faut le sortir, s’en débarrasser et tous
ceux qui veulent le dégager, démocratiquement ou par
la force, auront besoin de moi. Il creuse sa propre
tombe, ne respecte aucun contrat. Il a déclenché la
guerre avec moi, eh bien, il faudra que l’un de nous
deux tombe, j’irai jusqu’au bout », dit-il tout au long
de cette conversation.
Depuis des mois, les tensions s’exacerbent en Guinée
sur fond de campagne pour des élections législatives
qui se sont enfin tenues ce 28 septembre après
de multiples reports. Mais une semaine après le
scrutin législatif, les résultats définitifs n’étaient
pas encore publiés, laissant le soupçon de trucage
grandir. L’opposition, vendredi 4 octobre, a demandé
l’annulation du scrutin, criant à une fraude massive
(lire ici et ici également). Des rumeurs mais aussi
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des notes de services occidentaux (citées par Le
Canard enchaîné) font état de la préparation d’un
possible putsch. Alpha Condé évoque lui-même dans
des conversations privées des recrutements en cours
de mercenaires, en particulier en Afrique du Sud.
Ses adversaires l’accusent en retour de faire de même
et d’attiser les rivalités ethniques. Mahmoud Thiam
ne trouve-t-il donc rien d’« embarrassant » dans ses
propos ?
« Non, je vous le redis, tout ce que j’ai expliqué à
Mebiame, je l’ai dit publiquement. Condé est l’une
des personnalités les plus corrompues, moi je suis
un légaliste parfait, je ne suis pas engagé dans une
bataille politique et je n’ai pas d’allié en Guinée »,
nous assure-t-il. Pourquoi lui, le banquier à succès
d’UBS, a-t-il accepté un poste de ministre des mines
alors que le pouvoir était aux mains de militaires
auteurs d’un coup d’État en 2009 ? « Ce n’était pas
vraiment un coup d’État, il y a eu très vite un régime
de transition pour organiser les élections, se défend-il
aujourd’hui. Vous savez, moi j’ai voulu aider mon pays,
en tant que bon technicien, puis je suis retourné à New
York où je vis avec ma famille et mes trois filles. »
Dossier contre rendez-vous
Mahmoud Thiam répond bien volontiers à Mediapart
comme à de nombreux journaux africains (lire ici,
par exemple). Samuel Mebiame s’est lui effacé du
paysage depuis cette rencontre. Pas d’interviews,
aucune déclaration publique. Contacté à plusieurs
reprises, via celui qu’il présente comme son « homme
de confiance », un opérateur immobilier de Miami,
Farouk Gongee, Samuel Mebiame n’a jamais retourné
nos appels. Signe d’embarras ? Sans doute plus encore.
Carte de la Guinée. © Ministère français des affaires étrangères
Car Samuel Mebiame voit aujourd’hui projetés en
plein jour ses affaires, ses intrigues et ses coups ratés.
Au fil des explications qu’il donne à Mahmoud Thiam,
on croise plusieurs dirigeants sud-africains, ainsi que
les services secrets de ce pays, des compagnies
minières, des sociétés électorales, l’entourage de
Condé, ses relations avec Ali Bongo : bref, les
coulisses peu reluisantes du rôle d’entremetteur de
premier plan qu’il s’attribue. Ses partenaires apprécient
sans doute peu de se voir ainsi jetés sur la place
publique.
Mebiame a invité Thiam à Miami dans un but bien
précis. Lui proposer un dossier présenté comme
déflagratoire sur Alpha Condé – une supposée fraude
massive de l’élection présidentielle de 2010 – en
échange d’une rencontre avec Benny Steinmetz. Et
voici un autre acteur clé de l’eldorado guinéen.
Steinmetz, roi du diamant, franco-israélien, première
fortune d’Israël, est au coeur de la plus grande bataille
minière de la planète : le contrôle du gisement de
minerai de fer de Simandou, la plus importante réserve
au monde.
Nous y reviendrons en détail dans le second volet de
cette enquête, mais résumons l’essentiel : en revoyant
le code minier, Alpha Condé a décidé de revoir la
concession faramineuse accordée au groupe BSGR de
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Benny Steinmetz à Simandou. Enjeu : des dizaines de
milliards de dollars. Depuis, Steinmetz se bat comme
un beau diable.
Simandou, le plus grand gisement de minerai de fer au monde. © (dr)
— « Votre dossier, dit en ce début décembre 2012
Mahmoud Thiam à Samuel Mebiame, je peux en faire
une bombe atomique. C’est la fin d’Alpha Condé. »
– « J’en suis convaincu, renchérit Mebiame, ce dossier
c’est mon trésor de guerre, mon parachute. Et même
si Alpha ne tombe pas, il sera tellement mûr que vous
le contrôlerez. »
De quoi s’agit-il ? Le second tour de l’élection
présidentielle de 2010 a été lourdement truqué
pour assurer l’élection d’Alpha Condé. C’est Samuel
Mebiame, qui avait alors rejoint son équipe de
campagne et apporté d’importants moyens financiers,
qui l’affirme. Comment ? En demandant à l’entreprise
Waymark, une société réputée proche des services
secrets sud-africains et qui assurait l’organisation
et la logistique de l’élection – jusqu’à la collecte
informatique des résultats – de « corriger » le scrutin.
C’est du moins ce qu’affirme Samuel Mebiame.
— « Quels étaient les résultats bruts ? » s’enquiert
Mahmoud Thiam.
— « Vous le savez, tout est négociable avec ces
machines informatiques. Mais j’ai les documents, les
accords passés entre Waymark, Alpha Condé et son
fils Mohamed. Et j’ai un agent des services sudafricains
qui peut témoigner. J’ai aussi le détail des
14 millions de dollars versés ensuite par la banque
centrale guinéenne pour Waymark via une société
proche des services », précise Samuel Mebiame.
Aucun de ces documents n’a jamais été rendu
public et aucune preuve ne peut à ce jour être
fournie à l’appui des accusations de Samuel Mebiame.
Les deux hommes se réfèrent à des résultats
électoraux qui avaient effectivement « étonné »
pour le moins beaucoup d’observateurs. Pas ceux
de l’Union européenne, qui avaient jugé fiable et
correcte l’élection d’Alpha Condé. À leur suite, d’autres
organisations internationales ou de puissants think
tank, tel l’International Crisis Group, n’avaient pas
remis en cause la sincérité de l’élection.
Mais il reste cette étrangeté. Alpha Condé réunit
au premier tour de la présidentielle 18 % des voix,
son principal adversaire Cellou Dalein Diallo faisant
plus de 43 %. Au second tour, et bien que les
autres candidats se soient désistés pour Diallo, Condé
l’emporte avec 52,5 % des voix.
« Ça a surpris tout le monde, dit aujourd’hui Antoine
Glaser, spécialiste de l’Afrique. Un tel bond, cela s’est
rarement vu… Dans le même temps, Diallo est peul,
l’ethnie majoritaire dans le pays, et il y avait un
tel sentiment anti-peul dans le pays que les ethnies
minoritaires ont pu peut-être se fédérer. Diallo a
reconnu sa défaite, ce qui nous a aussi grandement
surpris… » On avait alors parlé de compromis entre
les deux hommes, le perdant se voyant promettre de
multiples compensations. Un autre élément est le rôle
de l’armée, qui s’est rangée du côté d’Alpha Condé et
aurait elle aussi pesé de manière décisive sur le scrutin.
Pas de commentaires chez Alpha Condé
Depuis trois ans, Waymark – opérateur d’élections –
est sous surveillance. La société est aussi au coeur
des désaccords entre pouvoir et opposition sur
l’organisation des élections législatives qui, après plus
de deux années de reports successifs, viennent enfin
de se tenir. Waymark a participé à l’organisation du
scrutin mais avec d’autres cette fois (lire ici un article
évoquant Waymark mais aussi les démêlés récents
du neveu du président sud-africain Zuma).
Quand Thiam et Mebiame se rencontrent en ce
début décembre 2012, les élections sont justement
annoncées pour la fin du mois. Les deux hommes
font le décompte. « Il faut aller vite, presse Samuel
Mebiame, je vais vous donner le dossier mais je veux
voir Benny Steinmetz. » «Une fois que j’ai le dossier,
il me faut 5 à 7 jours pour faire exploser la bombe et il
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faut que cela se passe 4 ou 5 jours avant l’élection. Le
rapprochement avec Benny et BSGR, je m’en occupe
», dit Thiam.
Benny Steinmetz, roi du diamant, détient plusieurs exploitations minières. © (dr)
Aujourd’hui, Mahmoud Thiam raconte la suite de
l’histoire à Mediapart. « Steinmetz n’a pas voulu
rencontrer Mebiame, j’ai posé la question, ils ont
refusé. Mebiame ne m’a pas envoyé le dossier,
seulement quelques documents mais très insuffisants,
je crois qu’il voulait faire payer ce dossier, pensant
que Steinmetz aurait pu l’acheter. J’ai revu Mebiame
une fois, c’est tout. Mais je crois que ce que dit
ce monsieur est très crédible, il était au coeur du
système, n’est-ce pas ? Et j’ai d’ailleurs mes propres
informations. »
La « bombe » a fait long feu. Pour l’instant. Le
rôle de Samuel Mebiame, un temps au coeur de
l’équipe d’Alpha Condé, est avéré. C’est lui qui a
déclenché un autre scandale – l’affaire dite Palladino –
en signant en 2011 un prêt de 25 millions de
dollars accordé, via une société offshore, par plusieurs
groupes sud-africains au nouveau pouvoir guinéen…
Prêt garanti sur d’énormes actifs miniers du pays et qui
pourrait cacher d’autres flux financiers beaucoup plus
importants.
Contactée par Mediapart, l’équipe d’Alpha Condé se
réfugie dans un silence prudent : trop de pièges
et d’alliances volatiles au moment où les élections
législatives peuvent tout bouleverser dans le pays. «
Non, la présidence ne commente pas tout cela et ne
veut pas parler de M. Thiam, dit un porte-parole de
la présidence de la République. Il y a des procédures
en cours, la présidence ne fera pas de déclarations
publiques tant qu’elles ne seront pas achevées. »
Dollars, mines, multinationales, pouvoir politique,
puissances étrangères et services secrets : c’est dans ce
champ de bataille que la Guinée, l’un des pays les plus
misérables et les plus corrompus de la planète, tente
de se construire. Mahmoud Thiam et Benny Steinmetz
ont perdu la partie. Pour l’instant seulement, tant les
alliances peuvent se défaire.
Car la roue peut vite tourner : moyennant 750 millions
de dollars de « rallonge » pour une concession,
le groupe Rio Tinto est rentré en grâce. Le géant
russe de l’aluminium, Rusal, est toujours là. Le
Français Vincent Bolloré, proche d’Alpha Condé, a
lui resurgi : en consolidant sa concession du port
de Conakry, d’abord (ici le site de Bolloré-Africa).
Et en décrochant surtout la construction d’une ligne
stratégique de chemin de fer. Celle qui servira au
transport du minerai de fer de Simandou, le trésor
guinéen. Quand il sera exploité.
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