Mamadou Baadiko Bah président de L’Union des forces démocratiques (Ufd), qui fut témoin de la lutte de la Zanu, alors étudiant à Paris dans les années 70, jette un pavé dans la marre de la « dynastie » des Mugabe, qui sont une illustration honnie des dirigeants africains ayant participé à la lutte pour la libération de leurs pays du joug colonial, avant de revêtir des costumes de « dictateurs sanguinaires et corrompus ». Le leader de l’Ufd que nous avons joint à partir de Douala, au Cameroun, passe aussi en revue, dans cet entretien, entre autres la tragédie libyenne, ce pays du nord du continent, livré à des factions armées, où des noirs africains sont réduits en esclavage, par des réseaux de passeurs clandestins et le bras de fer entre le gouvernement et le syndicat de l’éducation, qui paralyse les milieux scolaires depuis le 13 novembre.
L’Indépendant : Bonjour M. Bah. Le départ de Robert Mugabe qui a démissionné (ou a été « démissionné ») de la présidence du Zimbabwe, mardi dernier, divise l’opinion africaine. De quel bord vous situez-vous, entre ceux qui pensent que le comrade Bob s’en est allé par la petite porte de l’histoire, et ceux qui préfèrent voir le verre à moitié plein, en mettant l’accent sur le parcours du combattant, glorieux de l’homme, qui a réussi à donner l’indépendance à son pays ?
Mamadou Baadiko Bah: Tout d’abord, je trouve que c’est une très bonne chose que l’opinion publique africaine, particulièrement la jeunesse, s’intéresse de près aux derniers développements politiques intervenus au Zimbabwe et se sente concernée. C’est une façon de reconnaître la communauté de destin des peuples d’Afrique. Pour rappel, il faut se souvenir que dans l’histoire multi millénaire de l’Afrique, cette région a eu ses heures de gloire. En effet, Zimbabwe n’était que la capitale du Monomotapa (terme portugais désignant le Mwana Mutapa, le Roi Mutapa en langue locale), gros producteur d’or, vaste et puissant Etat couvrant toute l’Afrique Australe, de la Côte atlantique au Cap et à l’Océan dit « Indien », du Vème siècle de notre ère au XVème siècle. Les impressionnantes ruines des murs-forteresses de cette cité antique en témoignent. Le savant sénégalais Cheikh Anta DIOP avait clairement expliqué, que ce royaume, ainsi que celui de Ghana dans le Soudan occidental et Aksum en Ethiopie-Afrique orientale, n’étaient pour les Noirs que des tentatives de résurgence de l’Empire pharaonique égyptien envahi et détruit par les Perses, les Arabes et d’autres à partir de -700 avant Jésus. Ce territoire reconnu par Sir Cecil RHODES, colonisé par les Britanniques dans le cadre du partage de l’Afrique entre les puissances impérialistes européennes à la fin du XIXème siècle, était inclus dans la Fédération de Rhodésie-Nyssaland, comprenant la Rhodésie du Nord (Zambie), la Rhodhésie du Sud (Zimbabwe) et le Nyassaland (Malawi).
Pour revenir à l’actualité politique de ce pays, il faut également se souvenir que ce territoire a été le siège d’une lutte féroce face à des pouvoirs blancs d’une barbarie indescriptible. En effet, la Rhodésie du Sud faisait partie du « glacis » (poste avancé de défense) protégeant l’Afrique du Sud raciste avec son abominable système d’Apartheid. Nos frères et sœurs de cette région ont mené une lutte armée extrêmement coûteuse et inégale pour arracher l’indépendance en 1980, à l’issue des accords de Lancaster House. Plusieurs dirigeants de la ZANU ont été assassinés par les racistes blancs. Parmi eux, Herbert CHITEPO, le premier président de la ZANU tué dans un attentat à Lusaka le 18 mars 1975 par l’explosion de sa voiture. C’est à ce moment-là que Robert Mugabe formé au Ghana par le Président Kwame NKRUMAH a été porté à la tête de l’organisation. Un autre chef militaire, Josiah TONGOGARA a été mystérieusement tué dans un « accident » de voiture au Mozambique peu avant l’indépendance le 29 décembre 1979. Les commandos des racistes blancs, les Selous Scouts étaient connus pour leur sauvagerie contre les combattants de la liberté et les populations civiles. Du 23 au 25 novembre 1977 par exemple, dans le cadre de « l’opération Dingo », ces commandos aéroportés et motorisés, ont attaqué la base principale de la ZANU au Mozambique, tuant plus de 3000 combattants et blessant plus de 5000 autres! Les racistes blancs ne reculaient devant aucun crime, si abominable soit-il, pour tenter de sauver leur domination sans partage sur cette région. A chacun de leur crime visant à décapiter les mouvements de libération, ils s’empressaient de répandre des bruits fallacieux sur de prétendues « guerres tribales » entre les dirigeants nationalistes noirs ! En effet, il y avait deux mouvements de libération luttant pour l’indépendance : la ZANU, dirigée par Robert Mugabe de nationalité Shona et la ZAPU dirigée par Joshua NKOMO de nationalité Ndebele. Dans leur lutte héroïque, nos frères et sœurs de cette région qui ont consenti des sacrifices héroïques ont été puissamment aidés par tous les « Etats de Ligne de Front », ainsi que par les pays appartenant à l’époque à ce qui s’appelait le « Camp socialiste » et beaucoup de pays africains (y compris l’Ethiopie de Mengistu Hailé Mariam). Les mouvements de libération, solidement encadrés par les dirigeants de ces pays (principalement Julius NYERERE de Tanzanie, Samora MACHEL du Mozambique et Kenneth KAUNDA de la Zambie), ont arraché l’indépendance proclamée le 18 avril 1980. Cette victoire décisive de toute l’Afrique sur les racistes blancs, avait en fait sonné le glas du régime sud-africain de l’Apartheid. Nous ne pouvons pas clôturer ce chapitre sans rendre hommage à Eduardo MONDLANE, le premier dirigeant du FRELIMO, assassiné le 23 février 1969 à Dar-es-Salam par l’explosion d’une bombe cachée sous son siège et au Dr Félix Roland MOUMIE, Président de l’UPC du Cameroun en lutte pour l’indépendance, assassiné lui aussi le 3 novembre 1960 à Genève. Il y a certainement bien d’autres que nous avons oubliés. Mais il faut bien savoir que l’élimination physique des dirigeants nationalistes africains a été de tout temps une stratégie de choix des colonialistes européens pour anéantir les mouvements de Libération.
Quand vous parlez de Robert Mugabe « qui a donné l’Indépendance » à son pays, ces faits ne doivent pas être oubliés. Il a eu l’honneur et le mérite de conduire cette lutte à un moment crucial du processus engagé en 1963. Il a su faire preuve de détermination, de fermeté et d’intelligence, face au « Pouvoir Pâle » qui, tout en ne reculant devant aucun crime, était très perfide et savait manœuvrer, sans compter le soutien ou la complicité des Occidentaux, au nom de la Guerre froide. N’oubliez pas l’épisode de la mise en piste d’une marionnette des Blancs nommée Mgr Abel Muzorewa pour couper l’herbe sous les pieds de la ZANU et de la ZAPU, avec la création de l’Etat fantoche du « Zimbabwe-Rhodesia », sans compter l’action néfaste du Révérend Ndabaningi SITHOLE, un des fondateurs de la ZANU mais qui avait mordu à l’hameçon des racistes blancs dirigés par Ian SMITH. Cette victoire capitale pour l’histoire de l’Afrique n’était donc pas la sienne propre, mais celle de tout son peuple, ses dizaines de milliers de dignes enfants morts dans la lutte, emprisonnés et torturés, sans oublier le soutien de l’Afrique indépendante et d’autres dans le reste du monde. Et justement, ces faits auraient dû l’empêcher de mener cette politique déplorable qui a plongé le pays dans une grave crise économique et sociale, réduisant des millions de ses compatriotes à la misère, à la famine, à l’hyperinflation et à l’exil forcé. Aux premières années de l’indépendance, sans doute puisque les souvenirs de la lutte étaient vivaces, il a mené une politique assez pragmatique et positive. Comme il le fallait, il a mis l’accent sur l’éducation et la santé pour lancer le pays à l’assaut du progrès. Mais par la suite, il a commencé à se comporter comme un autocrate adepte de la répression sanglante, mégalomane, n’écoutant personne, surtout après la tragique disparition de son ami et conseiller, le premier président du Mozambique Samora MACHEL, tué le 19 octobre 1986 dans un mystérieux accident d’avion dont la responsabilité a été attribuée aux racistes Blancs sud-africains acculés à l’époque dans une situation devenue de jour en jour désespérée et intenable. Sous la direction de Robert Mugabe, la ZANU s’est transformée progressivement en une caste privilégiée, corrompue à l’extrême, parasitaire, accaparant toutes les richesses d’un pays très riche mais acculé à la ruine complète. Vous avez sans doute entendu parler de ces billets nominatifs de milliards de dollars zimbabwéens ne permettant même pas d’acheter un kilo de maïs ! Dans ce contexte de misère extrême pour le peuple, les dirigeants politiques et militaires de la ZANU, ainsi que l’entourage de Mugabe n’ont pas hésité à afficher un train de vie insolent. La deuxième épouse de Mugabe, Grâce, arrivée après la mort de sa première femme ghanéenne, est un modèle de cette élite pourrie vivant dans un luxe insolent, avec de l’argent volé étalé ostensiblement à travers le monde, au point d’avoir été surnommée « GUCCI-GRACE »! Le phénomène des « war veterans » (les héros de la guerre de libération, anciens combattants de la liberté) est devenu un fléau, une classe exploiteuse et un véritable handicap au progrès du pays. Même une mesure positive comme la redistribution des terres aux paysans africains s’est transformée en une mascarade permettant aux membres de la ZANU de s’enrichir sur le dos des paysans pauvres, sans terre. Donc vous comprendrez que de mon point de vue, pour Mugabe, le verre n’est pas à moitié plein, il serait plutôt à moitié vide…Il n’est pas sorti de l’histoire par la petite porte, car par son entêtement et sa soif du pouvoir, il est presque tombé dans les poubelles de l’Histoire. Son comportement et ceux de ses amis ont constitué une insulte aux valeurs pour lesquelles les vaillants combattants de la liberté se sont sacrifiés pour en finir avec la domination blanche.
Vous étiez d’ailleurs parmi ceux qui étaient les plus engagés, aux côtés du peuple zimbabwéen dans sa lutte pour l’indépendance. Expliquez-nous un peu quel a été votre apport dans cette lutte d’émancipation ?
En toute modestie, je ne peux pas honnêtement parler d’un apport à la lutte de nos frères pour leur liberté et leur dignité. J’ai eu la chance à l’époque d’être étudiant en France et militant africain. Vivant dans une métropole coloniale comme Paris, nous étions très sensibles à tout ce qui touchait à la libération de l’Afrique du joug colonial et de la domination des racistes blancs en particulier. On s’intéressait donc beaucoup à ce qui se passait en Afrique australe et dans les colonies portugaises. Ainsi, un jour de 1978, j’ai eu à assister à un meeting de soutien à la ZANU à Paris. C’est là où j’ai appris beaucoup de choses sur cette lutte et nos cœurs bouillonnaient de révolte devant les atrocités des racistes blancs contre nos frères. Malgré la pauvreté et même le dénuement dans lequel nous étions, nous cotisions un peu d’argent qu’on remettait aux représentants des mouvements de libération qu’on rencontrait, dont la ZANU. Moi-même, lors d’un voyage professionnel à Dakar en 1974, j’ai eu à remettre un de ces dons au représentant de l’ANC qui était installé à l’Avenue Albert Sarraut. A une autre occasion en 1973, j’ai eu à apporter une contribution – très modique – au représentant du MPLA à Brazzaville. Tout ceci était très symbolique mais c’était important pour nous de faire un effort concret de soutien à nos frères en lutte pour leur liberté et pas seulement en paroles. De plus, nous lisions beaucoup de choses sur l’histoire, la géographie de ces territoires. J’ai même gardé un disque d’une très belle musique du Zimbabwe. Pendant ce temps, il y avait beaucoup d’étudiants africains qui ne s’intéressaient à quoi que ce soit de ce qui se passait chez eux, en Afrique, mais passaient tout leur temps à participer avec leurs copains et copines Européens à des actions de soutien aux peuples d’Indochine en butte à l’agression américaine, aux guérillas anti-américaines d’Amérique du Sud ou encore à la lutte des Palestiniens contre l’occupation israélienne…C’était même pitoyable à voir ! La lutte des peuples africains contre la domination coloniale n’était pas à la mode chez les progressistes occidentaux.
Ne pensez-vous pas qu’après 37 ans de règne, quasiment sans partage, Mugabe aurait dû laisser la main, en préparant sa succession de manière, plus honorable ?
Il est évident qu’on ne voit pas ce que Mugabe aurait pu apporter de plus à son pays à 93 ans, après 37 ans au pouvoir! C’est une situation qui montre la perversion des pouvoirs africains lorsqu’ils tournent complètement le dos à des principes démocratiques élémentaires et à leurs engagements de jeunesse de servir leur peuple au lieu de se servir. En fait, Mugabe ne gouvernait plus depuis longtemps. C’est une clique, un clan autour de sa femme et de ses proches qui gouvernait à son nom. Vous avez connu la triste fin du Général Lansana CONTE ; c’est le même scénario er la même logique suicidaire pour eux et leur pays. A ce propos il n’est pas inutile de rappeler un exemple tiré de l’histoire de la libération de la France du joug nazi. Comme vous les avez, c’est le Général de Gaulle qui a eu le courage d’appeler le peuple français au refus de la soumission et à la résistance contre l’occupant allemand. C’est lui qui a dirigé la résistance française avec le soutien de ses alliés. Après la victoire, en 1945, il a dirigé le pays. Mais en 1947, constatant qu’il était très contesté par le monde politique, malgré les services éminents rendus à son pays, il a préféré démissionner. Dans ses mémoires, il a dit qu’il a préféré « quitter les choses, avant que les choses ne le quittent ». Il était ulcéré d’être soupçonné de bonapartisme. Et en 1958, lorsque la France était dans une crise politique profonde, avec un système parlementaire en faillite, empêtrée dans la guerre coloniale en Algérie et un empire colonial vacillant, on l’a rappelé au secours ! Pour nous, c’est une précieuse leçon. Vous avez vu comment le grand leader qu’était Julius Nyerere s’est retiré volontairement en novembre 1985, à l’âge de 63 ans, après 24 ans de pouvoir. Il a vécu en retraite pendant 14 années encore après avoir laissé le pouvoir! Comme vous le savez, Julius Nyerere était non seulement le libérateur du Tanganyka, mais il a été le principal artisan de la libération de toute l’Afrique australe et orientale du colonialisme portugais et des racistes blancs d’Afrique australe. C’est lui qui a formé et encadré tous les dirigeants de ces territoires qui se sont libérés, y compris même Yoweri MUSEVENI d’Ouganda. Avez-vous entendu une seule fois que Nyerere a commis des massacres ou des tortures contre ses compatriotes ou qu’il s’est enrichi sur le dos de son peuple ? Voilà un très bon exemple qui mérite notre fierté et notre admiration et notre respect.
L’affaire Mugabe n’est d’ailleurs pas un cas isolé, sur le continent où les chefs d’État qui ont le plus souvent combattu de manière farouche le colon blanc, une fois au pouvoir, deviennent des autocrates, corrompus qui étouffent les libertés de leurs peuples. On l’a vécu avec Sékou Touré, Nino Viera de la Guinee-Bissau, Eduardo Dos Santos d’Angola, et Jacob Zuma n’est pas en reste, bien que son pays soit quand même une démocratie. Vous qui avez vécu les années de l’Afrique des indépendances, est-ce que vos espérances ne sont finalement pas déçus avec le recul?
Vous donnez là de très bons exemples de dirigeants africains qui ont certes participé à la lutte pour la libération de leur pays du joug colonial mais qui, après se sont transformés en dictateurs sanguinaires et le plus souvent en rapaces corrompus, insatiables quand il s’agit de voler les richesses de leur pays.
A suivre
Entretien réalisé par Mamadou Dian Baldé
In L’Indépendant