Le Gouvernement de transition a décidé de mettre fin au monopole en Guinée. La mesure a été annoncée, le jeudi 23 décembre 2021, en Conseil des Ministres, par le Chef de l’Etat, Colonel Mamadi Doumbouya.
A ce sujet, l’économiste-consultant, Dr Mamoudou Touré, dans une interview qu’il a accordée à mosaiqueguinee.com, ce dimanche 26 décembre, a estimé utile d’attirer l’attention du Gouvernement guinéen quant à la nécessité de prendre préalablement en compte l’ensemble des paramètres et des implications socio-économiques qui sous-tendent cette décision politique.
Lisez plutôt :
Mosaiqueguinee.com : Votre grille de lecture au sujet de la fin du monopole économique décidée par le Président de la Transition, Colonel Mamadi Doumbouya ?
Dr Mamoudou Touré : La première des choses, qu’entend-on par monopole ? En effet, le monopole est un privilège dont dispose un individu, une entité privée ou publique de fabriquer, de vendre ou de distribuer seul certains biens et/ou services. C’est donc une situation de marché dans laquelle une seule entreprise fait face à toutes les demandes.
Si le monopole offre une suprématie à l’entreprise en situation, en termes entre autres, de fixation de prix et de pouvoir de négociation, il présente en revanche plusieurs inconvénients dû à l’absence de concurrence, au nombre desquels : le manque d’innovation, des offres des biens et/ou services de qualité médiocre, les prix relativement élevés (recette marginale égale au cout marginal), etc. Ainsi, une tendance à la hausse des prix entamerait le pouvoir d’achat des consommateurs et ralentirait davantage la dynamique de l’activité économique par la baisse de la demande dans un contexte de transition.
Concernant la mesure visant à mettre fin au monopole en Guinée, on ne peut que s’en réjouir du point de vue politique et social. Cependant, avec mon regard d’économiste, j’estime que des préalables devraient être posés avant de décider de casser les situations de monopole. Parmi ces préalables, il y a l’analyse situationnelle visant à réaliser le diagnostic des monopoles en Guinée, par type, par secteur, par produits et services, etc. En effet, comme dans tous les autres pays, la production et/ou la distribution de certains produits, exigeants par exemple en infrastructures avec des couts fixes très élevés, peuvent nécessiter le maintien de certains monopoles naturels (production et distribution d’eau, d’électricité, etc.) d’où la nécessité d’affiner la décision.
Par ailleurs, pour encadrer l’importation des produits pharmaceutiques, le Gouvernement a déjà procédé à la rationalisation du nombre d’importateurs.
Mosaiqueguinee.com : Cette nouvelle mesure concerne-t-elle ces produits spécifiques ?
Dr Mamoudou Touré : Une précision du Gouvernement serait souhaitable pour lever l’équivoque et éviter des interprétations préjudiciables au secteur. Si d’aventure le Gouvernement décide de promouvoir la concurrence dans l’importation des produits pharmaceutiques, notamment des médicaments, un renforcement du contrôle qualité apparait comme un impératif ce, pour des raisons de santé publique.
Avec la globalisation économique, les importateurs guinéens pour certains produits se retrouvent en situation de monopole du fait d’avoir signé des contrats d’exclusivité avec des partenaires étrangers.
Mosaiqueguinee.com : Comment l’État compte-t-il astreindre ces partenaires étrangers à revenir sur ces exclusivités dans la mesure où le pays ne dispose pas de concurrents nationaux crédibles avec des surfaces financières et des capacités techniques équivalentes ?
Dr Mamoudou Touré : Il vaut mieux dans ce cas affiner la décision en gardant certaines mesures de sauvegarde pour maintenir à flot des fleurons nationaux, comme cela se pratique partout, au risque de ralentir la production nationale.
L’entrée en vigueur du tarif extérieur commun (TEC) et l’imminence de l’opérationnalisation de la zone de libre-échange continental africaine (ZLECAF) induisent la levée progressive des barrières tarifaires et non tarifaires et la libre circulation des personnes et des biens. Les pays disposant d’avantages comparatifs réels et d’infrastructures performantes de qualité (routes, ports, aéroports, énergie, etc.) pourraient tirer leurs marrons du feu car plus compétitifs. Pour la Guinée, promouvoir la concurrence dans une situation d’ouverture et de non-compétitivité risque d’entrainer un déferlement des produits étrangers à moindre coût et tuer par conséquent les producteurs nationaux. Notre dépendance vis-à-vis de l’importation des produits expose le pays aux chocs exogènes.
Certes, la Guinée dispose d’avantages comparatifs dans le secteur agricole avec des terres arables à profusion et une pluviométrie favorable. Cependant, les méthodes de production utilisées ne sont pas les plus modernes et sophistiquées d’où la faiblesse des rendements à l’hectare comparativement aux pays asiatiques. De plus, les contraintes d’offre (infrastructures essentiellement) limitent les capacités des producteurs à accéder aux marchés locaux et étrangers. L’ouverture à la concurrence risque donc de compromettre l’existence même de ces petits producteurs nationaux avec d’importantes conséquences sociales et économiques (pertes de revenus entre autres).
Il ressort ainsi que la décision de casser les monopoles devrait être guidée par une étude diagnostic rigoureuse afin de mettre en évidence l’ensemble des tenants et des aboutissants qui en résulteraient.
Mosaiqueguinee.com : Pensez-vous que c’est la non-performance de l’entreprise EDG qui pousse le Gouvernement à chercher des voies pour équilibrer l’économie, dont la mesure d’interdiction du monopole ?
Dr Mamoudou Touré : Je ne pense pas que ce serait la principale motivation du Gouvernement.
Comme je l’ai mentionné un peu plus haut, il peut exister des monopoles naturels pour les biens dont la production exige d’énormes investissements et coûts fixes. C’est le cas de l’eau et de l’électricité. Avec la multiplicité des sources de production d’énergie (hydro, thermique, solaire, etc.) et l’innovation technologique, compte tenu de la contreperformance commerciale et financière de la société publique EDG, le pays pourrait naturellement envisager l’ouverture à la concurrence de ce secteur. Cette ouverture présenterait deux (02) avantages majeurs : (i) le premier résiderait dans la possibilité offerte aux consommateurs de choisir entre deux ou plusieurs concurrents avec des corollaires en termes de prix appliqués (compétitifs) et de qualité des services offerts ; (ii) le second avantage viendrait de l’amélioration de la performance commerciale d’EDG tributaire de la pratique de la concurrence. Cette situation, si elle se réalise, induirait une baisse progressive des subventions en faveur d’EDG, toute chose qui contribuerait à créer de l’espace budgétaire pour pouvoir faire face à d’autres priorités du Gouvernement.
Mosaiqueguinee.com : Quelles recommandations formulées vous à l’endroit des nouvelles autorités ?
Dr Mamoudou Touré : J’estime que la décision est politique et compréhensible à cet égard. Toutefois, il revient aux départements sectoriels (industrie et commerce, agriculture, économie et finances, budget, etc.) intéressés par cette problématique de donner du contenu et du sens à celle-ci en procédant à la réalisation d’une étude fine basée sur des évidences mais aussi en tenant compte des implications sociales, économiques et budgétaires. Cette étude devrait en outre mettre l’accent sur des spécificités de certains secteurs stratégiques et de la nécessité de soutenir la production nationale dans un contexte d’intégration commerciale régionale et continentale. L’ouverture à la concurrence devrait être précédée par le renforcement des services impliqués dans le contrôle qualité de tous les produits locaux et importés pour éviter les biais dans la promotion de la concurrence et pour protéger les consommateurs notamment du point de vue sanitaire. Si la pratique de la concurrence n’est pas bien encadrée, elle risque d’affecter négativement la dynamique de l’économie nationale en tuant les petits producteurs guinéens et donc saper les efforts des nouvelles autorités.
Interview réalisée par Mohamed Bangoura