Par la grâce d’Allah, j’ai pu prendre part à la grande conférence-débat de haut niveau de ce samedi 22 juillet 2023 à Taady Club dans le quartier de Nongo, à Conakry. En effet, lorsque j’ai vu les têtes d’affiche de cet événement dans un visuel diffusé sur les réseaux sociaux, j’ai aussitôt inscrit l’activité dans mon agenda avec un enthousiasme indescriptible et un intérêt certain. En vérité, depuis mon retour au pays le 17 décembre 2021 à nos jours, cette conférence demeure, à mes yeux, la plus grande et significative activité intellectuelle à laquelle je n’ai jamais participé en public. Tellement le casting des panélistes et le choix des thématiques répondaient à mes attentes. Non sans évoquer le contexte politique actuel qui milite pour telles initiatives.
Avant d’aller plus loin, rendons ensemble ici et maintenant un hommage singulier aux initiateurs et organisateurs de ce rendez-vous historique (ici, le terme n’est pas galvaudé). Jusqu’au moment où j’écris ces lignes, je me demande si les porteurs de ce projet d’une haute utilité publique sont pleinement conscients de toute la portée historique, scientifique, politique, citoyenne et culturelle d’une telle initiative dans un pays comme le nôtre. Cela pourrait être l’aurore d’une véritable renaissance culturelle et/ou le début de la réhabilitation de nos intellectuels; laquelle réhabilitation se fera par eux-mêmes.
Pour ma part, j’avoue que j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à choisir un titre pour cette tribune consacrée à la rencontre. Dans un premier temps, j’ai considéré cette conférence comme étant le début de la ‘’revanche’’ de l’intellectuel sur le militant qui a toujours prévalu sous nos tropiques. Dans un second temps, j’aperçois cette activité comme étant le déclic qui doit mener à la recherche du temps immense perdu par la Guinée pour ainsi parler comme le célèbre auteur français, Marcel Proust.
Je dois dire ici, que j’ai été fortement fasciné et impressionné par les parcours somme toutes enviables et admirables des éminents conférenciers que je croyais connaitre un peu à travers les médias. Mais j’avoue que les Guinéens ne savent et exploitent que très peu de toutes les expertises et les ressources rares dont ils sont dépositaires. Et l’une des ressources les plus précieuses que ces honorables invités ont à vendre, ce sont bien les vertus, les valeurs et l’intégrité morale dont ils jouissent. Et c’est en cela que les jeunes étudiants et lycéens qui étaient en face d’eux peuvent bien faire d’eux leurs mentors et références à tous point de vue. La société guinéenne que j’observe traverse une crise des valeurs sans précédent. Nous maquons terriblement de discipline et des leaders exemplaires. Pourtant, une société qui ne vénère pas le savoir et les personnes en sont détentrices est une société en décadence.
Dans un article intitulé ‘’Rôle de l’élite guinéenne dans la situation actuelle de la Guinée’’, la Guinéenne Kadiatou Diallo, experte en économie de développement, fait une excellente analyse du rôle de celle-ci dans la situation de régression de la Guinée d’aujourd’hui. Une élite qu’elle répartit en trois catégories :
« La première catégorie, que je vais nommer Elite I, se contente d’observer la situation, la subir sans entreprendre une quelconque action en vue de contribuer au changement. Elle est la plus nombreuse et c’est l’élite passive.
– La deuxième catégorie « Elite II » contribue, à sa façon, au développement de la Guinée à travers son expertise, ses conseils et orientations. Cette élite crée les opportunités et ne laisse aucune occasion passer sans émettre des avis (généralement positifs), faire des propositions concrètes et constructives pour aller de l’avant. Cette élite travaille sans être payée, pour le développement de la Guinée. Elle est exploitée, mais marginalisée dans le processus de prise de décision.
– La troisième catégorie, « Elite III » est la moins nombreuse. Elle a infiltré cependant tout le processus de développement de notre pays. Elle constitue un noyau dur et nocif. Elle est au cœur de la conception, de l’orientation, de la mise en œuvre et du suivi-évaluation des politiques, programmes et projets de développement de notre pays.’’, note-t-elle.
En Guinée, rappelons pour le déplorer, beaucoup d’intellectuels avaient préféré, pour des raisons non avouées ou qui leurs sont propres, de ne pas prendre part de façon active au débat public. Surprenant !
Cependant, on ne peut pas dissocier cet état de fait, encore moins vouloir l’expliquer, en faisant abstraction de la trajectoire et de l’évolution politiques du pays qui, en réalité, ne permettaient pas aux intellectuels de jouer pleinement le rôle qui était le leur. Déjà, en novembre 1961, avec le mémorandum des enseignants qui avait viré au drame (Tiérno Monénembo l’a si bien rappelé à la conférence), les enseignants et plus globalement les intellectuels avaient été sévèrement réprimés et persécutés par le régime en place après avoir simplement émis le souhait d’une amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Le peu de cadres qui a décidé de rester en Guinée, après cet épisode sombre de notre histoire, n’avait qu’à se soumettre ou périr.
Iwiyè Kala-Lobè, grand frère de David Diop, invité par ce dernier à Kindia où il enseignait rapporte, dans un ouvrage consacré à la vie de ce éminent poète engagé, ce que son frère lui a raconté sur ce qu’il appelle ‘’son expérience guinéenne’’, en venant répondre, en 1958, à l’appel de la jeune République de Guinée où il a enseigné, pendant deux ans, au lycée technique de Kindia : « Eux (les intellectuels africains) tous qui étaient spontanément accouru au secours de la Guinée après le départ des enseignants français, n’ont rencontré et découvert par la suite que mesquineries. Même dans l’exercice de leur fonction d’enseignants, profession qui ne devait pas souffrir de doute étant donné la générosité et la franchise de leur engagement, ils ne voulurent jamais dénoncer publiquement les injustices dont ils furent les victimes innocentes… ».
Pour étayer cette thèse, le frère de David Diop évoque une histoire que son frère lui a relatée durant son séjour guinéen : « Une fois, ils (David Diop et les responsables de son école) ont voulu monter avec les élèves de l’Ecole normale de Kindia, une pièce de théâtre sur Samory Touré. Les autorités gouvernementales exigèrent de prendre au préalable connaissance du texte de la pièce. Quelques jours après, on leur signifia que la pièce n’était pas jouable dans la forme proposée, qu’il fallait la moderniser, l’actualiser ».
Dans ces conditions, il va s’en dire que les intellectuels étaient réduits au silence. C’est une lapalissade de le dire. Il fallait une autorisation du parti et de ses responsables même pour préparer une leçon.
Cette longue absence regrettable des intellectuels dans l’espace public a provoqué une omniprésence du politique pour ne pas dire du politicien et de l’augmentation de sa marge de manouvre. Ce silence de certains intellectuels, est pourtant lourd de conséquences pour la République et ce que le journaliste d’investigation sénégalais, Abdou Latif Coulibaly, a appelé ‘’la construction du projet démocratique national’’.
D’abord, elle ouvre la voie à toutes les forces négatives, rétrogrades et illégitimes qui prendront d’assaut l’espace public pour non seulement être visibles, mais aussi, pour servir des contre-valeurs et un discours axé sur les personnes, en lieu et place de réels débats de fond portant sur des questions essentielles et existentielles.
Ces personnages qui accaparent la place des intellectuels deviendront malheureusement les ‘’modèles’’ de nos jeunes. C’est pourquoi, il n’est pas étonnant de voir que les jeunes guinéens, jusqu’à une période très récente, restaient très peu préoccupés par des études universitaires et postuniversitaires dans notre pays. Pour cause, tous ceux qui apparaissent au petit écran et dans l’espace public en général, n’ont pas une carrière universitaire enviable. Donc, pour presque tous les étudiants, du moins ceux qui sont restés au pays, la licence constitue le terminus de leurs études supérieures. Pendant que leurs collègues des autres pays se battent pour l’agrégation.
Mieux encore, ces intellectuels détiennent par devers eux, des pans importants de l’histoire de notre pays. En s’abstenant d’écrire, de faire de témoignages, de conférences de cette nature, ils partiront avec toutes ces connaissances qui, assemblées, permettront d’écrire notre Histoire générale, la vraie. Au-delà de l’esprit critique qui doit habiter en permanence l’intellectuel, ce dernier a l’obligation, par ses prises de positions courageuses souvent impopulaires, incomprises et même subversives, de rétablir ce qui convient d’appeler la ‘’vérité historique’’ : écrire par devoir de mémoire. C’est tout le sens et la pertinence de la définition du terme ‘’intellectuel’’ que le sociologue sénégalais, Souleymane Gomis tente de donner du concept dans une réflexion féconde : « L’intellectuel n’est pas le poète, l’écrivain ou le philosophe en tant que tel. Bien plus, on ne peut pas l’être tout le temps et tout entier. Il s’agit plutôt d’une part de nous-mêmes qui, non seulement nous détourne de nos tâches habituelles, mais nous retourne ensuite vers le monde pour y participer. Un intellectuel est un homme ou une femme ayant pour activité le travail de l’esprit, c’est une personne engagée dans la sphère publique par ses analyses, ses points de vue sur diverses questions. C’est en fait quelqu’un qui défend des valeurs justes et dispose d’une forme d’autorité. Donc quelqu’un de responsable ».
Si j’ai choisi de m’arrêter un peu sur le complot dit des enseignants de novembre 1961, c’est pour une simple et bonne raison : l’âme d’une Nation, pour reprendre Koumandian Keita, se façonne à l’école. Ce pan important et triste de notre histoire constitua également la toute 1ère et véritable confrontation précoce et dramatique entre le politique et l’instituteur et, par extension, l’intellectuel dans notre pays, à un moment où l’école guinéenne était dans une phase embryonnaire voire inexistante à proprement parler.
En réalité, ce soi-disant complot imputé aux enseignants n’était rien d’autre qu’une façon pour le pouvoir de réduire au silence cette corporation structurée et incontournable, devenue gênante. Ainsi, ce mémorandum rédigé par la direction du SNEG (Syndicat national des Enseignants de Guinée), n’a été qu’un ‘’bon’’ et premier prétexte que le responsable suprême de la révolution s’est saisi pour sévir cette corporation et liquider ce syndicat dont le leader (Keita Koumandian) qui faisait ombre au Président de la République pour son brillant parcours et son éloquence hors pair, était particulièrement visé.
Si pour certains intellectuels et chercheurs, le complot dit des enseignants est « ce coût d’arrêt qui sonne le glas des libertés syndicales » et le signe d’un démantèlement de tout contre-pouvoir en gestation, il est perçu par d’autres comme « le début de la domestication des intellectuels et du bâillonnement des autres cadres guinéens.
Désormais, ne doit s’exprimer que celui dont les propos participent au concert de louanges à l’adresse du parti et de son responsable suprême ».
Si j’ai choisi de m’arrêter un peu sur le complot dit des enseignants de novembre 1961, c’est pour une simple et bonne raison : l’âme d’une Nation, pour reprendre Koumandian Keita, se façonne à l’école. Ce pan important et triste de notre histoire constitua également la toute 1ère et véritable confrontation précoce et dramatique entre le politique et l’instituteur et, par extension, l’intellectuel dans notre pays, à un moment où l’école guinéenne était dans une phase embryonnaire voire inexistante à proprement parler.
En réalité, ce soi-disant complot imputé aux enseignants n’était rien d’autre qu’une façon pour le pouvoir de réduire au silence cette corporation structurée et incontournable, devenue gênante. Ainsi, ce mémorandum rédigé par la direction du SNEG (Syndicat national des Enseignants de Guinée), n’a été qu’un ‘’bon’’ et premier prétexte que le responsable suprême de la révolution s’est saisi pour sévir cette corporation et liquider ce syndicat dont le leader (Keita Koumandian) qui faisait ombre au Président de la République pour son brillant parcours et son éloquence hors pair, était particulièrement visé.
Si pour certains intellectuels et chercheurs, le complot dit des enseignants est « ce coût d’arrêt qui sonne le glas des libertés syndicales » et le signe d’un démantèlement de tout contre-pouvoir en gestation, il est perçu par d’autres comme « le début de la domestication des intellectuels et du bâillonnement des autres cadres guinéens.
Désormais, ne doit s’exprimer que celui dont les propos participent au concert de louanges à l’adresse du parti et de son responsable suprême ».
Par ailleurs, la ‘’victoire’’ du pouvoir sur les enseignants à l’issue de ce qui est convenu de considérer comme le premier affront entre le SNEG et le gouvernement guinéen d’alors est un point nodal de la mise en déroute de la Guinée sur une durée indéterminée. A partir de cette date, la Guinée, sans le savoir peut-être, avait décidé de sortir de l’histoire. Cet événement est un acte fondateur et une cause lointaine de plusieurs problèmes et de leur aggravation que ce pays vit en ce moment dans la mesure où la purge qui a suivi ce soi-disant complot compromettait réellement le devenir de ce pays. Dans une société, lorsque le système éducatif est piétiné avec un tel rythme, il n’est point d’espoir d’un quelconque progrès, dans n’importe quel autre secteur de la vie.
Pour finir, je voudrais formuler un vœu à l’endroit des organisateurs de cette conférence : je plaide (avec insistance) pour une institutionnalisation, une pérennisation et un renforcement d’une telle rencontre entre la jeunesse guinéenne, soucieuse de son avenir et du devenir de ce pays.
Aux entreprises privées qui ont une politique RSE et soucieuses, un tant soit peu, de l’avenir de ce pays, voilà de genres d’activités qu’il faut sponsoriser et soutenir financièrement. Il n’y a pas que les concerts des artistes étrangers à sponsoriser et qui intéressent, nous jeunes de Guinée. Nous avons soif de savoir et du savoir-être. Merci de nous apporter votre contribution.
Mamadou Yaya BALDÉ
Journaliste politique, communicant et essayiste