ASSOCIATION DES JURISTES POUR LA PROMOTION DE L’ETAT DE DROIT AJPED
ANALYSE N° 01/BC/AJPED/2018
LA CRISE A LA COUR CONSTITUTIONNELLE
DECONSTRUCTION DE LA GRILLE D’INTERPRETATION POLITIQUE ET INTERROGATIONS SUR LES IMPLICATIONS JURIDIQUES DE L’ARRET DU 12 SEPTEMBRE 2016
Suite à l’arrêt rendu par huit conseillers de la Cour constitutionnelle portant destitution de leur président, les déclarations et avis fusent de partout au point d’entretenir aujourd’hui une situation d’incompréhension totale, notamment aux yeux des citoyens dont la majorité ne connait rien au droit. La tendance vers la politisation de cette crise semble dominer le débat public. En effet, aussi bien la société civile que l’opposition ont déclaré apporter leur soutien au président destitué Kéléfa Sall, arguant que celui-ci serait victime de son discours prononcé à l’occasion de l’investiture du Président de la République en décembre 2015. Il faut rappeler que dans ce discours téméraire, le président de la Cour constitutionnelle a déclaré entre autres : « Monsieur le Président…Gardez-vous de succomber à la mélodie des sirènes révisionnistes, car si le peuple de Guinée vous a renouvelé sa confiance, il demeure cependant légitimement vigilant ».
Pour notre part, ce discours ne suffit pas pour déterminer la position individuelle des membres de la Cour par rapport à un éventuel troisième mandat, comme s’emploient à le démontrer certains acteurs politiques. Il faut préciser qu’en tant que Président de la Cour constitutionnelle, Kéléfa Sall était le seul habilité à prononcer ce type de discours, même si on peut supposer que celui-ci engage tous les membres de la Cour. Il n’est même pas exclu que l’ensemble des membres de la Cour aient fait consensus autour de ce discours, dans la mesure où la Cour fonctionne sur la base de la collégialité. Ce qui est curieux, c’est que sur la seule base de ce discours, on colle à Kéléfa Sall l’étiquette d’opposant au troisième mandat et aux autres celle de partisans. Finalement, même les nouveaux entrants n’échappent pas à ces préjugés. Ce qui, de notre point de vue, relève d’un jugement subjectif.
Il apparait, pour ceux qui observent d’assez près l’évolution de la Cour constitutionnelle depuis sa création que les problèmes qui l’assaillent aujourd’hui se situent plus à l’interne qu’ailleurs. La politisation du débat sur la crise à la Cour constitutionnelle n’est qu’une digression qui ne permettra nullement de diagnostiquer le vrai problème.
Depuis la motion de défiance contre le président datant du 05 septembre 2018, le sujet semble avoir volé la vedette à tous les autres sujets d’actualité. Cela est de bonne guère quand on sait la place qu’occupe la Cour constitutionnelle dans l’environnement institutionnel du pays. Mais le plus étrange, c’est que la plupart des intervenants se focalisent sur la ‘‘démarche irrégulière’’ de cette destitution et sur l’éventualité d’une manipulation politique qui guiderait l’action des conseillers. Il y a peu de personnes qui ont pris la peine de s’interroger sur les causes de dysfonctionnements de la Cour constitutionnelle depuis sa mise en place, sur la valeur de l’arrêt rendu malgré les maladresses qui peuvent, par ailleurs, être relevées.
S’il y a une chose sur laquelle l’ensemble des intervenants semble convenir, c’est bien la présence d’irrégularités ayant caractérisé la démarche des huit conseillers visant la destitution du président de la Cour(I). Mais, pour mieux éclairer la lanterne de l’opinion publique, il faut aller plus loin, en évoquant la portée juridique de l’arrêt, ainsi que les scénarios auxquels il faut s’attendre(II).
- Des irrégularités caractérisant la démarche de destitution du président de la Cour
Il sera examiné les irrégularités liées à la procédure ayant précédé l’arrêt(A), ainsi que la motivation pour le moins légère de l’arrêt de la Cour(B).
- Irrégularités liées à la procédure ayant précédé l’arrêt
Plusieurs faits ou comportements sont reprochés à Kéléfa Sall :
« – Le dysfonctionnement de la Cour constitutionnelle par la seule faute de son président
- Le refus systématique de Monsieur Kéléfa Sall d’appliquer la loi organique L/2011/006/CNT du 10 mars 2011, le décret D/2015/113/PRG/SGG du 15 juin 2015 et les décisions de la Plénière ;
- Le maintien et l’application d’un règlement administratif unilatéralement rédigé et signé par le Président qui a été annulé par la plénière. Cette annulation a été sanctionnée par un procès-verbal dont il est signataire ;
- La concentration entre les mains du seul Président de la Cour de toutes les prérogatives de celle-ci ;
- Le mépris, de plus en plus affiché de Monsieur Kéléfa Sall à l’endroit des autres conseillers de la Cour ;
- Le refus systématique de la mise en place d’un organe provisoire de contrôle interne afin de s’inscrire dans un cadre de gestion transparente et inclusive des crédits affectés par la Cour pour son fonctionnement ;
- La gestion opaque des ressources de la Cour et la mauvaise utilisation des moyens financiers de l’institution en faisant fi de toutes les règles de gestion financière ;
- La gouvernance fondée sur l’arrogance et l’amateurisme »
Si certaines critiques semblent être subjectives (gouvernance fondée sur l’arrogance et l’amateurisme, le mépris de plus en plus affiché à l’égard des autres conseillers de la Cour, la Concentration entre les mains du seul Président de la Cour de toutes les prérogatives de celle-ci), les autres, par contre, sont plus objectives et mériteraient une meilleure attention et c’est tout l’enjeu lié à la stabilité de la Cour constitutionnelle.
Ces faits reprochés justifient-ils une destitution du président de la Cour par ses pairs ?
Aux termes de l’alinéa dernier de l’article 11 de la loi organique L/2011/006/CNT du 10 mars 2011, portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle « les membres de la Cour constitutionnelle, sous réserve de l’alinéa 2 de l’article 12 ci-dessous, ne peuvent être révoqués ou destitués que pour les seuls motifs de parjure ou de condamnation pour crime et délit ». Au sens de l’article 102 de la constitution « en cas de crimes ou délits, les membres de la Cour constitutionnelle sont justiciables de la Cour suprême ».
Or dans la procédure qui a conduit à l’éviction du président Kéléfa Sall, il n’est pas établi qu’il est coupable d’un crime, d’un délit ou même d’un parjure. En effet, il aurait fallu que les huit conseillers introduisent une action auprès de la Cour suprême tendant à la condamnation de Kéléfa Sall. A l’issue de cette procédure, ils auraient pu ou non prendre un arrêt de destitution.
La procédure ainsi retracée ayant été entachée d’irrégularités, il n’y avait pas grand-chose à espérer de l’arrêt qui en découlerait.
- Un arrêt légèrement motivé
L’arrêt sous examen surprend sur plusieurs points. En effet, on est frappé par l’utilisation d’expressions plutôt insolites et « révolutionnaires », au regard non seulement du droit national, mais aussi du droit comparé.
D’abord, la notion de « motion de retrait de confiance », est inconnue des juridictions constitutionnelles. C’est plutôt un concept politique qui s’applique généralement aux gouvernants.
Ensuite, la Cour prend son arrêt sur la base d’un « empêchement définitif ». Or, au sens de la loi organique régissant la Cour, un membre de la Cour est définitivement empêché lorsqu’il est frappé par « une incapacité mentale ou physique dûment certifiée par une équipe de médecins assermentés ». Ce qui n’est, de toute évidence, pas le cas de Kéléfa Sall.
Il faut souligner que l’arrêt ne vise qu’à retirer à Kéléfa Sall sa qualité de président de la cour et non sa qualité de membre. Vient donc à l’esprit une interrogation : étant donné cet « empêchement définitif » constaté, Kéléfa Sall pourrait-il continuer à être membre de la Cour ? Autrement dit, peut-on être définitivement empêché et continuer à être membre de la Cour constitutionnelle ? Rien dans l’arrêt ne permet de le dire.
Mais, en dépit de tout ce qui a été dit, il y a lieu de s’interroger sur le sort de cet arrêt et ses implications possibles.
- La portée juridique de l’arrêt et les scénarios possibles
Nous aborderons, tour à tour, la portée juridique de l’arrêt (A) et les scénarios qui peuvent être envisagés(B)
- La portée juridique de l’arrêt
L’article 99 de la constitution guinéenne du 07 mai 2010 prévoit que « les arrêts de la Cour constitutionnelle sont sans recours et s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives, militaires et juridictionnelles, ainsi qu’à toute personne physique ou morale ». Ce qui signifie qu’aucune autorité supérieure n’est prévue par la Constitution pour procéder à un réexamen des arrêts de la Cour.
Comme le soutenait le professeur Togba ZOGBELEMOU à l’occasion d’une interview qui lui a été accordée le 14 septembre 2018 par la radio Lynx FM, « on se trouve devant une situation de fait accompli ».
Il s’en suit que le soutien apporté par certains acteurs de la vie politique et sociale à Kéléfa Sall pourrait, à la limite, servir à mettre la pression sur les conseillers ou sur le président ; nous verrons, plus loin, dans quelle mesure. Mais, rien, juridiquement, n’oblige la Cour constitutionnelle à revenir sur sa décision.
Au regard de ce qui a été dit, quelques scénarios sont à envisager.
- Les scénarios possibles
Trois scénarios sont envisageables : l’exécution de l’arrêt pris par les huit conseillers (1), le retrait de la décision de destitution du président (2) et la dissolution de la Cour par le Président de la République (3).
- L’exécution de l’arrêt du 12 septembre 2018
Comme souligné ci-haut, l’article 99 de la constitution n’a prévu aucune exception quant au caractère exécutoire et définitif des arrêts de la Cour. L’arrêt prévoit que le vice-président assure l’intérim du président destitué jusqu’au remplacement de ce dernier, dans un délai de 15 jours.
Si donc, on en juge par l’autorité des décisions de la Cour sur toute autre entité, on en conclut logiquement, que les carottes sont cuites et que la Cour devra désormais se pencher sur l’élection d’un nouveau président.
- Le retrait de la décision de destitution du président de la Cour
En supposant que la pression de la société civile ou de l’opposition soit trop forte, elle pourrait, éventuellement déboucher sur un retrait de la décision de destitution du président de la Cour. Ce qui reviendrait à reproduire la « jurisprudence Yao-dré ».
Le danger d’une telle démarche c’est qu’elle entrainerait un affaiblissement certain de l’institution de la Cour. Ce qui serait dommage pour notre jeune démocratie.
- La dissolution de la Cour par le Président de la République
En tant que garant du fonctionnement des institutions, le Président de la République peut valablement dissoudre la Cour constitutionnelle, s’il estime que c’est la seule solution pour résorber la crise qui secoue l’institution depuis presque sa mise en place.
Ce scénario a peu de chance de se produire, étant donné les implications qu’il pourrait avoir notamment sur le plan politique et institutionnel. On peut imaginer que le Président ne prendrait pas un tel risque dans le contexte actuel.
AJPED
Bureau de Recherches Scientifiques