La crise à la Cour constitutionnelle est née de deux actes posés le 05 mars 2018 au sein de l’institution : le tirage au sort des trois conseillers appelés à quitter la Cour dans le cadre du renouvellement partiel de ses membres en l’absence des huit autres conseillers et la décision de destitution du Président prise par ces derniers.
L’Association Guinéenne de Droit Constitutionnel que je préside, a déjà fait une déclaration le 11 mars dernier. Les réactions provoquées par cette déclaration et bien d’autres interventions sur la crise, m’amènent, à titre strictement personnel, à discuter certains points.
Avant d’entamer cette contribution, il me paraît utile de rappeler deux points :
- les opinions émises par les uns les autres relèvent de la doctrine qui ne produit pas d’effets juridiques directement ; la doctrine n’est qu’une source subsidiaire du droit en tant qu’elle peut seulement inspirer le juge ou le législateur.
- la Cour constitutionnelle est la seule institution constitutionnelle chargée de veiller à la correcte application de la constitution et d’assurer son interprétation : elle est la bouche de la constitution, elle dit ce que dit la constitution.
Ces observations faites, on constate que les faits qui se sont produits à la Cour constitutionnelle le 05 mars 2018, soulèvent plusieurs problèmes juridiques, ainsi qu’il ressort des différentes analyses des commentateurs.
- Sur l’existence du règlement intérieur de la Cour
Le règlement intérieur adopté par la Cour le 23 décembre 2015 serait nul et de nul effet en application des alinéas 6 et 7 de l’article 2 de la constitution qui dispose que :
« La souveraineté s’exerce conformément à la présente Constitution qui est la loi suprême de l’Etat.
Toute loi, tout texte réglementaire et acte administratif contraires à ses dispositions sont nuls et de nul effet. »
Par ailleurs, il est soutenu que le règlement intérieur n’a été prévu ni par la constitution, ni par les textes d’application comme la loi organique relative à la Cour constitutionnelle.
Sur le premier point, il faut rappeler que dans notre système juridique, la nomenclature des actes juridiques inférieurs à la constitution, distingue les lois et les actes de l’exécutif ou actes administratifs (décret, arrêté, circulaire …). Sur la base du critère organique, il s’agit d’actes du législateur et des autorités administratives ; les actes des juridictions en sont exclus. Or, le règlement intérieur en cause est un acte de la Haute juridiction constitutionnelle. C’est le lieu de rappeler que les juridictions ont la mission d’interpréter les lois et les actes administratifs et de veiller à leur bonne application. Il s’ensuit donc que la violation des alinéas 6 et 7 de l’article 2 de la constitution n’est pas fondée.
Sur le second point, il est fait grief au règlement intérieur d’exister, en l’absence de toute prescription de la constitution et de ses textes d’application, comme c’est le cas d’autres institutions constitutionnelles comme l’INIDH, la HAC, la Cour des comptes.
Pour répondre à l’argument, il importe de partir de l’article 94 de la constitution qui énumère les institutions dont le règlement intérieur doit faire l’objet d’un arrêt de conformité de la Cour constitutionnelle : le texte ne cite pas la Cour constitutionnelle. Faut-il en conclure que la Cour constitutionnelle ne peut établir son règlement intérieur ?
La disposition constitutionnelle que dessus ne cite ni la Cour constitutionnelle, ni la Cour suprême, ni la Cour des comptes : ce sont de hautes juridictions établies par la constitution et non des autorités législatives ou administratives.
De plus, le fait que les textes régissant la Cour constitutionnelle soient restés muets sur la question de son règlement intérieur ne peut signifier qu’elle n’ait pas le droit d’en établir. Ce qui n’est pas interdit par la loi est permis. D’autant que tout le monde est d’accord sur le fait que la loi organique relative à la Cour constitutionnelle, qui aurait dû préciser et, au besoin, compléter la constitution, manifeste des insuffisances, notamment en ce qui concerne les modalités du tirage au sort (procédure et champ d’application). Il était donc opportun et utile pour une application effective des textes la régissant que la Cour constitutionnelle intervienne pour combler ces lacunes de la loi organique : en l’absence de tout contentieux, elle ne pouvait que le faire par voie de règlement intérieur et non par arrêt.
La voie du décret non plus ne s’imposait. Certes, depuis 1991, le règlement intérieur de l’Assemblée Nationale a été adopté par voie législative mais l’exception ne fait pas la règle. C’est pourquoi il importe d’indiquer que les règlements intérieurs de toutes les autres institutions constitutionnelles ont été adoptés par les assemblées plénières desdites institutions. J’ai siégé de 2003 à 2014 au Conseil économique et social dont le règlement intérieur est un acte de l’assemblée plénière dudit conseil.
Cf. : – arrêt n°04 du 17 mars 2015 de la Cour Suprême sur la conformité à la constitution du règlement intérieur de l’INIDH adopté en assemblée plénière le 25 février 2015 ;
- arrêt n°12 du 29 décembre 2015 de la Cour constitutionnelle sur la conformité à la constitution du règlement intérieur de la Haute Autorité de la Communication adopté en assemblée plénière les 19, 20 et 23 mars 2015.
Enfin, l’article 88 de la loi organique relative à la Cour constitutionnelle qui dispose que « les modalités d’application de la présente loi organique pourront être déterminées par décret pris en Conseil des Ministres sur proposition de la Cour constitutionnelle », n’a pas un caractère impératif : il offre une faculté d’action à la Cour constitutionnelle qui a donc, le 23 décembre 2015, adopté un règlement intérieur dont la catégorie juridique est déjà connue dans les autres institutions constitutionnelles, usant de la faculté qui lui est ouverte, celle-ci a donc opté pour non pas la forme d’un décret mais pour celle d’un règlement intérieur dont l’existence ne saurait être remise en cause. Et elle a agi de la sorte parce que l’option offerte par la loi organique lui conférait la compétence de sa compétence s’agissant d’un règlement intérieur adopté par l’assemblée plénière de la Cour.
- Sur la validité du règlement intérieur
Au-delà de la question de son existence, la régularité du règlement intérieur au regard de la constitution a été contestée. Il est reproché au règlement intérieur, notamment en son article 10, d’avoir étendu le tirage au sort pour le renouvellement partiel de la Cour au Président de ladite Cour qui, aux termes de l’article 101 alinéa 2 de la constitution repris par l’article 4 alinéa 2 de la loi organique, est élu par ses pairs pour une durée de 9 ans, non renouvelable.
Pour l’intelligence de l’analyse, il faut lire le texte de l’article 101 ainsi rédigé :
Article 101 : La durée du mandat des membres de la Cour Constitutionnelle est de neuf ans non renouvelable, sous réserve de l’alinéa 3 du présent article.
Le Président de la Cour Constitutionnelle est élu par ses pairs pour une durée de neuf ans non renouvelable.
Les Membres de la Cour Constitutionnelle sont renouvelés par tiers tous les trois ans sur tirage au sort.
Une lecture très attentive de l’article 101 de la constitution permet de relever que :
- les alinéas 1er et 3 se combinent pour dire que tous les membres de la Cour jouissent d’un mandat dont la durée est de 9 ans, sous réserve qu’un membre soit tiré au sort à l’occasion d’un renouvellement partiel de la Cour, le tirage au sort ayant pour effet dans ce cas d’écourter la durée du mandat. ;
- c’est après avoir déclaré que le Président de la Cour est élu pour 9 ans par ses pairs à l’alinéa 2 que le constituant a institué le tirage au sort à l’alinéa 3 pour tous les membres de la Cour, cela par l’effet de :
- d’une part, l’utilisation de l’article défini ‘’les’’ affecté au mot ‘’ membres‘’ : cet article vise la totalité ; si le constituant avait voulu distinguer le Président des autres membres de la Cour, il l’aurait exprimé dans la rédaction du texte en recourant par exemple à une formule comme « Les membres de la Cour constitutionnelle, à l’exception du Président, sont renouvelés …. ». Tel n’a pas été le cas. La réserve de l’alinéa 3 figurant à l’alinéa 1er s’applique donc au mandat du Président indiqué à l’alinéa 2.
- d’autre part, par application du principe chronologique, la postériorité de l’alinéa 3 instituant le tirage au sort, à l’alinéa 2 relatif à la durée du mandat du Président, traduit bien dans la rédaction de l’article 101 la volonté du constituant de soumettre le Président au tirage au sort. Ce dernier a d’abord le statut de membre de la Cour avant d’en être élu Président par ses pairs : le tirage au sort auquel sont soumis les autres membres le concerne. Si le mandat de ces derniers peut être écourté, il n’y a aucune raison qu’il n’en soit pas de même pour lui.
La fonction de Président a été instituée pour les besoins du fonctionnement de la Cour qui est un organe de l’Etat assis sur le principe de la collégialité. Comme on le verra plus loin, il ne faut pas lui conférer un statut particulier : le Président prête le même serment que les autres membres de la Cour, sous les mêmes sanctions (articles 6 et 11 de la loi organique).
De l’analyse que dessus, il se dégage que le règlement intérieur de la Cour, en disposant en son article 10 que le Président est concerné par le tirage au sort, n’a nullement violé la constitution. Le texte est conforme à la volonté du constituant telle qu’exprimée dans la rédaction de l’article 101 de la constitution.
Dès lors, la mise en rapport de l’article 10 du règlement intérieur avec l’esprit et la lettre de l’article 101 de la constitution n’autorise guère l’invocation de la hiérarchie des normes juridiques pour contester la régularité dudit règlement.
La validité du règlement intérieur établie, la régularité du tirage au sort du 05 mars 2018 s’apprécie par rapport à ses dispositions.
- Sur l’irrégularité du tirage au sort du 05 mars 2018
Le tirage au sort est une opération strictement interne à la Cour, qui s’effectue en l’absence de toute autorité ou personnalité extérieure à la Cour ; c’est ce qui explique la présence d’un huissier chargé de constater le déroulement de l’opération et d’en établir le procès-verbal à signer avec le Président de la Cour.
Le tirage au sort a pour effet la sortie de trois membres de la Cour et l’entrée de trois nouveaux : il concerne donc la composition de la Cour et non son fonctionnement déterminé par l’article 87 de la loi organique complété par le décret n°D/2015/113/PRG/SGG du 15 janvier 2015 relatif au secrétariat général de la Cour
(à noter une contradiction du point de vue du fonctionnement de la Cour, entre l’alinéa 3 de l’article 87 de la loi organique et l’article 1er du décret).
Tirant les conséquences de ce que le tirage affecte la composition de la Cour, l’article 10 alinéa 2 du règlement intérieur dispose que « le tirage au sort s’effectue par les services d’un huissier, spécialement requis à cet effet par le Président, en présence des neufs (9) membres de la Cour Constitutionnelle, sauf cas de force majeure dûment constaté ».
Les termes très clairs de cette disposition du règlement intérieur établi par tous les membres de la Cour montrent que le tirage au sort relève de la compétence de l’assemblée plénière de la Cour et non d’un pouvoir propre du Président comme c’est le cas en matière budgétaire où ce dernier est déclaré ordonnateur des dépenses par l’article 87 in fine de la loi organique. En l’espèce, ce qui est en cause, il faut le rappeler, c’est la composition de la Cour et non son fonctionnement.
Au regard de cette disposition du règlement intérieur, force est de constater que le tirage au sort du 05 mars 2018 a eu lieu dans le bureau du Président, en l’absence des huit (8) autres conseillers de la Cour et d’un huissier de justice chargé de dresser le procès-verbal du tirage devant être signé par le Président et lui.
Ainsi donc, le tirage au sort du 05 mars 2018 effectué en dehors de l’assemblée plénière de la Cour et d’un huissier est entaché d’un vice de forme, l’incompétence en la matière du seul Président de la Cour.
Le tirage au sort est un acte de gestion interne de la Cour portant sur sa composition et relevant de la compétence de l’Assemblée plénière, acte qui, en l’espèce, a été posé par le Président seul. Il n’y avait pas de contentieux et en l’absence d’une décision juridictionnelle de la Cour, l’article 99 de la Constitution ne saurait être invoqué pour valider le tirage du 05 mars 2018. Le texte constitutionnel dispose clairement « les arrêts de la Cour Constitutionnelle sont sans recours et s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives, militaires et juridictionnelles, ainsi qu’à toute personne physique ou morale ». Il s’ensuit que le tirage du 05 mars 2018 doit être considéré comme nul et de nul effet.
- Sur l’irrégularité de la destitution du Président de la Cour le 05 mars 2018
Des articles 6 et 11 de la loi organique, il résulte que tout membre de la Cour peut être destitué ou révoqué pour les motifs de parjure ou de condamnation pour crime ou délit. La décision de destitution est prise à la majorité de sept (7) membres de la Cour après que l’assemblée plénière ait établi le parjure ou que les juridictions pénales ait déjà prononcé à l’encontre du conseiller concerné une condamnation pénale définitive.
Le Président de la Cour est d’abord membre de la Cour avant d’accéder à cette fonction : il est donc soumis au régime des articles 6 et 11 de la loi organique, qui ne fait aucune distinction entre les membres de la Cour comme il ressort de l’expression ‘’ les membres de la Cour … ‘’.
La révocation ou la destitution d’un membre de la Cour dont le Président ressortit donc à la compétence de l’assemblée plénière.
A cet égard, si l’assemblée des huit (8) conseillers qui a siégé le 05 mars 2018 pour destituer le Président a satisfait à la condition de majorité qualifiée de sept (7) membres sur neuf (9), en revanche la procédure a été conduite en violation du droit à un procès juste et équitable au sens de l’article 9 de la constitution : le Président de la Cour n’a pas été placé dans les conditions d’exercer son droit à la défense. Un droit qui est aussi reconnu par l’article 7 de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de 1981.
Tout comme pour le tirage au sort avec le vice d’incompétence du Président, ici aussi il y a eu vice de procédure : la violation du droit à la défense du Président, un vice dirimant de nature à invalider la procédure qui a conduit à la destitution de ce dernier.
De plus, cette décision de destitution a fait l’objet d’un procès-verbal, ce qui paraît curieux au plan du droit s’agissant d’une question disciplinaire. Il nous semble qu’un arrêt s’imposait après un débat contradictoire avec le Président, au besoin assisté d’un conseil. Une telle décision aurait bénéficié des dispositions précitées de l’article 99 de la Constitution.
Les griefs que dessus sont manifestement de nature à annuler la destitution prononcée du Président.
En conclusion, on peut retenir que, de part et d’autre, des erreurs de droit ont été commises entraînant la nullité des actes posés. Les juges constitutionnels sont généralement appelés ‘’les sages’’. C’est pourquoi il faut en appeler à la sagesse des membres de la Cour pour qu’en toute sérénité, ils se retrouvent et mettent, comme on dit, ‘’balle à terre’’ dans l’intérêt du pays. La crise à la Cour Constitutionnelle menace l’ordre public constitutionnel : le contrôle de constitutionnalité des lois, la résolution des crises au sein des institutions constitutionnelles, la certification de la conformité au droit guinéen des contrats de prêt négociés par le gouvernement, la constatation des cas de violation des droits de l’homme etc. sont menacés. Il y a urgence à trouver une solution à la crise.
Togba ZOGBELEMOU
Professeur à l’Université de Conakry-Sonfonia
Avocat au Barreau de Guinée