Si l’on se risque à dire que le contenu médiatique est le reflet de l’opinion publique, ou inversement, la loi de l’offre et de la demande pour parler comme les économistes, nous avons la responsabilité en tant que Guinéens de nous interroger sur nos rêves.
En suivant nos médias aujourd’hui, en tout cas les grandes émissions d’écoute, on ne peut pas ne pas être frappé par la prédominance des sujets politiques avec leur lot d’avis et jugements droits et maladroits, obliques et frénétiques, éculés et subjectivés, se fendant souvent d’une ligne tellement fine que l’on se surprendrait à se perdre entre information et désinformation, provocations, manipulations et agressions.
Au prime abord, interrogeons-nous sur ce que sont les missions principales de nos médias. On enseigne dans les écoles de journalisme et de communication que les médias ont pour missions d’informer, d’éduquer et de divertir. On enseigne aussi que l’information, c’est quelque chose de nouveau. C’est à juste titre d’ailleurs les anglo-saxons parlent de « news », nouveaux, ou plutôt de nouvelles si on veut être précis. C’est en quelque sorte un événement tel que l’entendent Maurice Mouillaud et Jean François Tétu[1] ; quelque chose qui vient rompre le cours normal du réel.
Ainsi, la première mission d’un média est d’apporter un élément qui amène un plus dans le bagage cognitif de son récepteur. Si on devait caricaturer, on dirait que si on regarde ou écoute une émission et qu’on n’y apprend rien de nouveau, l’émission aura raté sa mission principale. Qu’est-ce que ce que nous entendons dans nos grandes émissions a-t-il de nouveau ? Ce qui s’y dit, ne l’a-t-on pas déjà dans le quartier su, ou vu, ou lu sur Facebook ?
La seconde la mission, c’est l’éducation. Vaste programme que celui-là dans un pays où les normes, les valeurs et le respect sont parfois si piétinées qu’on a le sentiment que le journalisme guinéen ne s’affirme plus que dans la violence verbale, les cris et autres invectives qui emplissent les studios. Combien d’émissions éducatives avons-nous déjà ? Quand elles existent, dans quelles tranches horaires sont-elles déjà dans les grilles des programmes ? Qui prend le temps de les suivre ? À quelle fréquence des contenus éducatifs sont-ils abordés dans nos émissions de grande écoute ? Quand elles y interviennent, sont-elles véritablement éducatives ou glissent-elles, consciemment ou inconsciemment vers des analyses politiques ?
Troisième mission des médias, le divertissement. Là encore, les émissions passent à quels moments ? Ce n’est certainement pas à elles qu’on réserve le prime-time.
Ces émissions que nous consommons à forte dose sont inscrites dans la première tranche des matinales ou en fin d’après-midi. Quand nous partons au bureau et/ou sur le chemin de retour à la maison, nous avons besoin de cette came pour nous shooter. C’est là qu’il y a les vedettes de notre espace médiatique et les « invités prestiges ». C’est le graal pour tout journaliste Guinéen d’en être chroniqueur ou animateur. Elles sont définies sous le genre : « talk-show », qu’on pourrait traduire littéralement en français : « spectacle de la parole » ; la parole en spectacle. D’une certaine façon, parler pour divertir, amuser ; sauf que dans ces émissions, chez nous, on se veut sérieux.
Wikipédia dit : « un talk-show, c’est un débat-spectacle ou une émission-débat télévisée ou radiophonique de divertissement-spectacle qui réunit des personnes, lesquelles prennent la parole dans le cadre de chroniques ou confrontent leurs points de vue respectifs dans le cadre d’un débat ».
Le Larousse lui définit le genre comme une « émission de télévision consistant en une conversation entre un animateur et un ou plusieurs invités sur des thèmes déterminés ».
Une constante sous-tend les deux définitions : les personnes sur le plateau donnent des avis, LEURS avis, des jugements, LEURS points de vue. Autrement dit, le talk-show n’a pas beaucoup de choses à voir avec l’objectivité, l’impartialité, le recoupement et l’équilibre, toutes contraintes inscrites dans l’ADN de la profession du journalisme. C’est peut-être ici qu’il faut voir l’utilisation abusive du conditionnel, des expressions du genre : « il semblerait que… il paraît que… je crois que… je pense que… selon mes sources (MES sources) … c’est mon avis… mon point de vue… je ne suis pas d’accord » etc. etc. D’ailleurs, le passage d’un certain grand journaliste dans une de nos émissions phares est très instructif à cet égard. Les confrères ont beau tourner la question de l’avis que devait donner l’invité sur la transition, celui-ci a régulièrement assené qu’il ne lui appartient pas de juger et lorsqu’il a fallu qu’il donne un certain point de vue, il s’est entouré de toutes les précautions langagières.
Alors, posons quelques petites interrogations : tu es journaliste ou polémiste, animateur ou chroniqueur ? Ou tu es tout ça en même temps ? That are the questions. En y répondant, on saura éventuellement comprendre les paroles et les prises de positions des uns et des autres dans ces émissions. Et est-ce dans ces fulgurantes analyses souvent subjectives qu’il faut voir les démêlés successifs de certains confrères avec la HAC ? En tout cas, ce qui est factuel, c’est que jusqu’à présent, presque toutes émissions incriminées et tous les journalistes interpelés ou suspendus officient souvent dans ce type d’émissions.
Revenant à notre préoccupation de départ, c’est aujourd’hui un secret de polichinelle que les sujets politiques ont complètement plombé l’offre médiatique. C’est à croire que la politique est la seule préoccupation du Guinéen. Pire, les mêmes « parleurs » invités politiques se relaient, ressassent les mêmes sujets, s’attaquent et se contre-attaquent. Ceci est symptomatique de la stagnation de notre société. On y cause élections, pouvoir et opposition, accords et désaccords, dialogues et CEDEAO, quiétude sociale et réconciliation nationale, clivages ethniques et déchirure du tissu social ou en lambeaux, manifestations, contre-manifestations et répressions. Et les protagonistes viennent et reviennent dans les mêmes studios, les mêmes émissions, dire les mêmes choses presqu’avec les mêmes mots et face aux mêmes journalistes.
Et finalement l’existence dans l’espace public des uns et des autres, leur légitimité sociale se mesure à l’aune de leur éloquence dans l’espace médiatique, au gré des soutiens ou des attaques journalistiques. Et les performances verbales, les joutes orales et les convulsions rhétoriques avalent complètement les contenus bénéfiques. Au bout du compte, les mêmes invités ont convaincu ceux qu’ils avaient déjà convaincus et renforcé ceux qui étaient déjà opposés à eux à continuer à s’opposer à eux. Et ça tourne en rond. On prend les mêmes on recommence. Donc, si vous étiez là en 2010 ou 2012, vous revenez en 2022, en écoutant nos médias, un terrible sentiment vous serre la gorge : la Guinée n’avance pas. Certains diraient que c’est exactement le cas. Alors si c’est le cas, il est grand temps de se poser des questions sur notre destin en tant que peuple et nos ambitions en tant que nation. C’est là tout l’intérêt de se demander : est-ce les médias qui nous imposent ces contenus de politiques politiciennes mille fois remâchés ou nous qui leur dictons nos intérêts en tant que consommateurs ? Vous me direz que c’est le débat vieux comme le monde de l’œuf et la poule. Et l’un dans l’autre, nous sommes mal barrés.
Soulay Thiâ’nguel
[1] Le Journal quotidien, Presses universitaires de Lyon, 1989